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La date qui perpétue l’histoire

Science et empirisme: Pasteur rend hommage aux vinaigriers d’Orléans

Dr Denis DAUPHIN. Médecin Honoraire du C.H.R. d’Orléans

On retrouve des traces de vinaigre en Égypte et en Mésopotamie, il y a plus de 5000 ans. Sa fabrication, longtemps abandonnée aux soins de la nature est apparue par hasard, probablement en même temps que les premières boissons alcoolisées.
Le vinaigre était déjà une véritable panacée : Hippocrate, père de la médecine, l’utilisait pour soigner ses patients. Le vinaigre devient populaire dès le 17ème siècle car il permet de conserver les aliments et de garder toutes leurs propriétés et leurs éléments nutritifs.

Les vinaigreries d’Orléans

L’histoire des vinaigres d’Orléans débute avec celle des vins d’Angers et de Touraine, transportés en fûts par bateaux : Lors de ce lent voyage sur la Loire souvent à destination de Paris ces fûts de vin n’arrivaient pas toujours en bon état dans la région orléanaise, ils tournaient souvent aigres à cause de la chaleur et de la mauvaise qualité de conservation. De ce constat, on transforme en vinaigre depuis le Moyen Âge, à la fois des vins réputés et « aigris » provenant des régions bordant la vallée de la Loire et des vins locaux peu réputés et produits en abondance.

Fig.1: Pasteur en visite dans une fabrique de vinaigre à Orléans vers 1862 / dessin de Girard 1887 / B.Latour: Pasteur une science, un style, un siècle, édit.Perrin / (c) Institut Pasteur.

La corporation des vinaigriers fut créée en 1394 et avait le monopole de la fabrication et du commerce des vinaigres, et moutardes (mélange de graines de moutardes broyées et de vinaigre). C’est le cas de Dessaux, fondée en 1789, qui agrandit son espace de travail jusqu’à former un véritable quartier en plein cœur d’Orléans. Les Vinaigriers d’Orléans obtiennent au 16ème siècle la reconnaissance de leur métier par les lettres patentes royales. Au 18ème siècle, Orléans compte plus de 300 producteurs. Dès le début du XIXème siècle, le vinaigre d’Orléans, fort apprécié était même exporté jusqu’aux Amériques, aux Indes, au Pays-Bas etc.

Orléans devint spécialiste dans la fabrication vinaigrière et la moitié du vinaigre français y était produit jusqu’au début du 20ème siècle.

Dans la seconde moitié du XIXème siècle, le vinaigre reste l’industrie la plus réputée de la ville, notamment au niveau national : la mécanisation du matériel et la présence de main d’œuvre qualifiée permettent un accroissement de la production. La maison Dessaux Fils, par exemple, exportait 3436 hectolitres par an de vinaigre de 1865 à 1871.

Conférence de Pasteur à Orléans

C’est dans la salle de l’Institut d’Orléans que le célèbre scientifique exposa « une étude sur le vinaigre, sa fabrication, ses maladies, moyens de les prévenir » le 11 novembre 1867 et relatée dans le journal la France Centrale le 13 novembre, sur l’invitation du Maire et du Président de la Chambre de Commerce.

Fig.2: Extrait de l’article paru dans « La France Centrale » daté du 15/11/1867, au sujet de la conférence de Pasteur à Orléans (c) Institut Pasteur)

Le fait fondamental sur lequel repose toute la fabrication du vinaigre de vin, le seul qui mérite le nom de vinaigre et dont je veuille vous entretenir ce soir, est connu dès la plus haute antiquité. Dans un pays vinicole, il n’est personne qui n’ait fait la remarque que le vin abandonné à lui-même dans des circonstances ordinaires, naturellement propres au maniement de cette boisson, se transforme fréquemment en vinaigre. Tel est le fait vulgaire que je me propose d’étudier scientifiquement dans cette conférence. Je chercherai ensuite à déduire, des connaissances que nous aurons acquises, les moyens d’améliorer l’industrie du vinaigre de vin, industrie qui est née de l’observation de ce fait. 

Pasteur devait, alors, démontrer pas à pas les découvertes qu’il a faites dans ce domaine de la fermentation acétique.

Comme le guérisseur précède le savant, comme la médecine classique précède la rigueur scientifique, par son génie, Pasteur nous détourne de l’empirisme et de la tradition : il commence par s’intéresser à un sujet, y développe une méthode de laboratoire d’où il tire une doctrine ferme puis, en développe les fruits.

Nous nous intéresserons par ce petit exposé, pas seulement aux nombreuses découvertes faites lors de cette étude mais aussi à la méthode de travail, et ceci en 6 étapes où comment l’imagination donne des ailes à la pensée d’un génie.

1 – D’abord l’idée d’une loi universelle.

Que tout ce qui a vécu disparaisse, l’œuvre du temps et des forces naturelles, la main de l’homme n’y intervient en quoique ce soit, il faut de toute nécessité que les matériaux des êtres vivants fassent retour, après leur mort au sol et à l’atmosphère sous forme de substance minérale ou gazeuse (eau, carbone, ammoniac, azote) principes simples et voyageurs où la vie peut aller puiser les éléments de sa perpétuité indéfinie.

L’acte chimique n’est rien d’autre qu’un phénomène de fermentation, de combustion lente, de destruction et de gazéification.

2 – La démarche de l’observateur et la découverte par le microscope du « microbe » responsable de l’acétification.

Mal conservé le vin devient acide. Par l’observation, son intuition et son esprit de synthèse, il commence par le dépouillement de tout ce qui est publié sur le sujet des maladies du vin de son Jura natal et met alors en relation des données préexistantes éparses pour leurs donner une portée nouvelle :

La démarche de l’observateur : Par quel phénomène apparait l’acidification du vin ? Pourquoi les maladies du vin ?

3 – Découverte du voile  qui apparait à la surface du vin exposé à l’air 

Sur un prélèvement du voile mis sous microscope : Il y reconnait ce qu’il appela une « plante cryptogamique, du genre mycoderma », proche du ferment lactique découvert auparavant. Ce mycoderme, le ferment acétique organisé en un biofilm en surface du vin, transforme en présence d’oxygène de l’air, l’alcool éthylique en acide acétique.

Fig.3: Le premier microscope de Louis Pasteur, en 1853. Crédit photo: Institut Pasteur.

Une pellicule qui se forme naturellement à la surface du vin lorsque celui-ci est laissé à l’air libre pendant plusieurs semaines est découverte; elle contient tous les ferments de l’acétification. La mère du vinaigre qui se dépose au fond est une masse de ferments inactifs

Fig.4: Planche de Lackerbauer « C’est une plante, de toutes les plantes la plus petite et la plus simple qui soit au monde, et qu’un botaniste, Persoon a désigné en 1822 sous le nom de mycoderma aceti.On la connaissait avant lui, sous le nom de fleur de vinaigre ». (c) Institut Pasteur.

4 – Il découvre qu’il ne s’agit pas d’une génération spontanée

Mais où trouver le mycoderme une première fois pour en semer, si l’on n’est pas à côté d’une vinaigrerie ? Rien de plus simple. Le mycoderma aceti est une de ces petites productions, que l’on voit se former d’elles même à la surface des liquides appropriés à leur développement. Dans le vin, dans le vinaigre, en suspension dans l’air, partout il existe des germes de cette petite plante.

Le débat sur la génération spontanée, c’est-à-dire sur l’origine de la vie, est un véritable combat idéologique, douloureux, entre ceux suivant Aristote, Descartes et Buffon qui soutiennent avec l’église catholique, des exceptions nées de la matière inerte et d’autres qui soutiennent que tout organisme vivant ne peut qu’être issu d’autres organismes vivants.

Fig.5: Caricature de Louis Pasteur illustrant ces travaux sur les générations spontanées et les fermentations. Ceka et Yigaë, Sékoyal édit. 2016

Ce combat se « politise » par les journalistes du Second Empire, entre les Bonapartistes républicains et la réaction royaliste et catholique. Pasteur s’y lance sans hésiter. Il va faire de la génération spontanée une contamination due aux maladresses des expérimentateurs idéologues, et s’attirer les foudres de certains universitaires. Mais il avait raison, ses expériences irréfutables le prouvent, l’académie lui donne raison. A l’occasion de cette controverse, en 1864, Pasteur eut deux traits de génie :

  • Seule la vie peut donner la vie : Dans un milieu clos et non contaminé, aucune vie ne peut apparaître.
  • La pasteurisation, par chauffage précis des produits organiques, fait disparaitre tout organisme vivant.

5 – La démarche expérimentale du chimiste

Lors de cette leçon aux vinaigriers d’Orléans, Pasteur prouve que grâce à la découverte des ferments cet empirisme se transforme en un principe scientifique :

Mais est-ce bien là cet intermédiaire que nous cherchions dans lequel réside la propriété de fixation de l’oxygène de l’air sur l’alcool. Sa présence sur le vin dans les conditions propres à l’acétification n’est-elle pas l’effet d’une simple coïncidence ? Ne sait-on pas que toutes les fois qu’une infusion de matière organique est exposée au contact de l’air elle se couvre de végétations cryptogamiques ou qu’elle est envahie par une foule d’animalcules ? Le vinaigre n’est-il pas une infusion végétale particulière ?

Non par coïncidence mais par la stricte application de la méthode expérimentale et grâce au microscope il énonce la transformation bactérienne du vin en vinaigre.

Pasteur à compris le rôle du mycoderma aceti

Lorsque du vin s’est transformé en vinaigre, l’alcool du vin est donc remplacé par une substance d’une nature toute différente, l’acide acétique. J’ajoute d’ailleurs que l’esprit du vinaigre n’est mélangé à aucune partie quelconque d’esprit de vin quand le vinaigre est bien achevé. Telle est la différence essentielle entre le vin et le vinaigre provenant de ce vin : l’alcool à fait place à de l’acide acétique.

Les mycodermes possèdent cette faculté de servir de moyen de transport de l’oxygène de l’air sur une foule de substances organiques et de déterminer leur combustion. Les mycoplasmes peuvent transformer en présence d’oxygène, le vin en vinaigre.

6 – Planification d’une démarche industrielle

On peut en conclure les principes scientifiques de la fabrication industrielle du vinaigre :

Tout d’abord la température doit être suffisante : La fabrication du vinaigre se plaît, si j’ose ainsi parler, dans les climats chauds ; aussi, pour la cultiver dans nos régions tempérées, il est convenable de la placer dans des locaux chauffés artificiellement surtout pendant l’hiver

Ensuite semez à la surface la « plante ouvrière » de la fabrication : Prenez du vin et, après l’avoir mélangé avec du vinaigre déjà formé, semez à sa surface la plante ouvrière de la fabrication. A cet effet, comme je le pratique sous vos yeux, il suffit de prélever un peu du voile mycodermique dans un liquide qui en est recouvert et de le transporter, au moyen d’une spatule de bois sur laquelle on le recueille.

Puis soyez patient : En résumé, un tonneau-mère de nouvelle mise en train ne marche bien qu’au bout de deux à trois mois, c’est-à-dire qu’il ne faut pas moins de temps avant qu’une vinaigrerie nouvellement installée puisse livrer du vinaigre au commerce.

Rien de plus simple que la disposition d’une vinaigrerie d’Orléans : Elle consiste essentiellement dans des rangées de tonneaux superposés, portant sur le fond  vertical antérieur une ouverture circulaire de quelques centimètres de diamètre et un trou plus petit voisin dit de fausset, pour la sortie ou la rentrée de l’air quand la grande ouverture est bouchée par l’entonnoir à l’aide duquel on introduit le vin ou par le siphon qui sert à retirer le vinaigre, les tonneaux sont de la capacité de 230 litres, pleins à moitié. Le travail de main d’œuvre consiste à entretenir dans la vinaigrerie une température convenable.

Fig.6: Les tonneaux de vinaigre chez Martin Pouret.

Ne pas oublier la pasteurisation : Après le nettoyage régulier des cuves d’acétification, il est également indispensable de chauffer à 55 degrés les cuves avant commercialisation.

Ni le nettoyage… Il est donc indispensable de ne pas abandonner à elles-mêmes les cuves dont l’acétification est terminée ; le travail doit être surveillé avec soin sous ce rapport si l’on veut conserver au vinaigre sa force et son arôme :Or, si nous nous reportons un instant aux résultats des études que j’ai publiées l’an dernier au sujet des maladies des vins, nous reconnaîtrons que sous le rapport des causes des maladies qui l’affectent, le vin offre, avec le vinaigre les plus grandes analogies car les principales maladies des vins sont également provoquées par le développement d’êtres organisés, vivants de nature végétale. 

Cela posé, quoi de plus simple que de fabriquer du vinaigre de vin, ce vinaigre qui fait à juste titre la réputation de la fabrication orléanaise.

L’industrie agroalimentaire est née

De l’empirisme au principe scientifique: la doctrine microbienne

Durant toute sa carrière, Pasteur, formé à la chimie appliquée et pratique, n’a pas la tête seulement remplie d’idée ou de théorie. Ses idées vont émerger d’en bas, de ses mains, par cette ténacité, cette âpreté, dans ce besoin de vaincre, de faire triompher la vérité. Cette force de travail, il l’exercera dans son laboratoire, cette part de lui-même qu’il ira jusqu’à transporter au plus près de ses découvertes.

   Ainsi Pasteur élabore sa doctrine microbienne : J’insiste sur les détails afin de vous faire apprécier toutes les incertitudes de la méthode expérimentale, méthode si sûre néanmoins quand elle est sévèrement appliquée et à laquelle les sciences modernes doivent de si étonnants progrès. Le danger est toujours dans l’interprétation inexacte des faits. Les plus habiles y bronchent à chaque pas. Aussi le grand art consiste à instituer des expériences décisives, ne laissant aucune place à l’imagination de l’observateur. Au début des recherches expérimentales sur un sujet déterminé quelconque, l’imagination doit donner des ailes à la pensée. Au moment de conclure et d’interpréter les faits que les observations ont rassemblés, l’imagination doit au contraire être dominée et asservie par les résultats matériels des expériences.

Conclusion:

Trois grandes industries, celles du vinaigre, du vin et de la bière vont bénéficier particulièrement de ses conseils. Louis Pasteur met en évidence le rôle de mycoderma aceti dans la formation du vinaigre et montre aux vinaigriers comment obtenir un vinaigre de qualité constante. Il démontre que chaque maladie du vin est due à un ferment particulier. Pour lutter contre le développement de ces maladies, il chauffe les vins quelques minutes à 55°C. Louis Pasteur enseigne aux brasseurs à préserver le moût des souillures et à chauffer la bière à 55°C. Cette méthode, appliquée à tous les liquides altérables, est connue dans le monde entier sous le nom de pasteurisation.

Nous devons revenir à l’état d’ignorance où l’on se trouvait alors sur les mœurs des microbes. Rien n’aurait changé dans le monde si Pasteur  n’avait pas fait son travail de chercheur. La biologie en serait toujours au Moyen Âge. La fermentation naitrait d’une fumeuse philosophie  vitaliste  qui ferait sortir les vivants par génération spontanée comme le lapin de son chapeau, les enfants mordus par des chiens ou des loups enragés continueraient à succomber, le vinaigre comme le vin, la bière, le lait, les fromages s’altéreraient  toujours dans les caves. Les maternités, les hôpitaux, la chirurgie, susciteraient l’effroi d’une mort prochaine. Les miasmes, la contagion des infections continueraient leurs ravages.

Certes les aventures humaines seraient parvenues au même résultat : Les hygiénistes forcent les municipalités à creuser les adductions d’eau, à construire les égouts, à aérer les villes ; les anglais posent des muselières à leurs chiens, les éleveurs imposent la vaccination contre la variole. Mais Louis Pasteur fut le premier à prouver que des « animalcules » étaient la cause de maladies, et les premières bactéries pathogènes furent découvertes sous son microscope. Il énonce les maladies du vin et du vinaigre puis les principes relatifs aux maladies bactériennes, la fièvre typhoïde, la peste, la tuberculose, et bien d’autres maladies infectieuses. Il explique l’étiologie des maladies infectieuses, le mystère de la contagion, l’antisepsie devient une évidence, comme l’immunisation, la vaccination…

Dr Denis DAUPHIN, médecin honoraire du C.H.R. d’Orléans /Vice-Président de l’APHO.

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Remerciements :

Merci à Madame Sandra LEGOUT du fond patrimonial de l’Institut Pasteur ainsi qu’a Monsieur Pierre LEGRAIN qui m’ont permis de découvrir l’essentiel des publications de l’Institut Pasteur.

Bibliographie:

BESSON André. Louis Pasteur. Un aventurier de la science. Ed. Du Rocher, 2013.

DARMON Patrice. Pasteur. Ed. Fayard, 1995.

DEBRÉ Patrice. Louis Pasteur. Ed. Flammarion, 1995.

LATOUR Bruno. Pasteur, une science, un style, un siècle Ed. Perrin institut Pasteur 1994

Toutes les citations sont issues de :

PASTEUR VALLERY-RADOT Louis. Œuvres de Pasteur,Tome III, études sur le vinaigre et sur le vin. Paris Masson édit. 1924