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Le carnet de nourrice de Marie Guilin

Le carnet de nourrice de Marie Guilin.

Préambule: A la construction de l’Hôpital Général (1675), comme auparavant dans l’ancien Hôtel-Dieu, l’abandon d’enfants nouveau-nés était fréquent. C’est un véritable fléau social à Orléans comme dans tout le pays. L’augmentation des abandons est due à la misère régnant dans les classes populaires, mais aussi au développement des naissances illégitimes. Au XVIIème siècle, les enfants trouvés sont pour la plupart des enfants exposés, laissés la nuit dans la rue ou sur le parvis d’une église. Par la suite, les mères déposaient le nouveau-né directement à l’hospice dans le tour d’abandon prévu à cet effet. Les enfants abandonnés étaient pris en charge dans la Crèche de l’hôpital, mais la plupart du temps, placés en nourrices à la campagne, car l’hôpital ne pouvait pas garder tous les entrants. Pension et trousseau étaient donnés à la nourrice par l’hospice. Dans cette étude, Nathalie et Jean-François nous présentent le cas de Marie Guilin, enfant de sexe féminin d’environ deux mois qui fut trouvé dans le tour d’abandon de l’hôpital d’Orléans. Marie fait partie des 283 enfants exposés en cette année 1820 dans la ville d’Orléans.

Le document que nous vous présentons est la première page du carnet de nourrice de Marie Guilin ou Grilin. Ce document, déposé au conservatoire du Centre hospitalier régional d’Orléans est intéressant dans la mesure où c’est le seul exemple complété que nous connaissons. En effet, si les archives municipales en possèdent trois imprimés, plus tardifs, ils sont, hormis la page concernant l’identité de l’enfant, vierges.

L’exposition de Marie dans le tour de l’hôpital d’Orléans

Le 3 juillet 1820, à une heure et demie du matin, un enfant de sexe féminin d’environ deux mois fut trouvé dans le tour d’abandon de l’hôpital d’Orléans.[1] Marie fait partie des 283 enfants exposés en cette année 1820. L’heure de son dépôt n’est pas habituelle, 28 enfants seulement furent déposés entre minuit et 13 heures cette année-là soit 9,8 %. [2] Son âge estimé, 2 mois[3] laisse à penser que sa mère, dans un premier temps, avait probablement l’intention de la garder auprès d’elle avant d’être contrainte à l’exposition.

Marie était vêtue « d’une couche, une chemise, une brassière et deux langes de laine beige, une pèlerine de coton bleu, un béguin, un toquet fond rose… »[4] Hormis la pèlerine[5] dont la présence est inhabituelle dans nos sources, cette vêture est semblable à celles portées par d’autres enfants abandonnés. Au XIXe siècle, les nourrissons étaient emmaillotés complètement jusqu’à 4 à 6 semaines puis le demi-maillot libérait les bras ; vers 7 ou 8 mois, les enfants, garçons et filles, revêtaient la robe.

Comme marque, elle portait un collier de perles violettes passées dans un ruban de fil rouge. Les marques ou remarques qui accompagnaient les enfants avaient pour but de faciliter leur identification en cas de reprise. Il pouvait s’agir d’un ruban, d’un morceau de tissu, d’une lettre brodée sur un des vêtements, un objet … Leur présence était loin d’être systématique, seuls 18,4 % des enfants exposés en 1820 en avaient une.[6]  Le collier de perles était l’objet le plus fréquent. Marie n’avait pas avec elle de billet, [7] on ignore donc le prénom que sa mère lui avait donné, si elle était baptisée, sa date de naissance ou les motivations ayant provoqué ce geste. [8] Cette absence nous empêche de mener plus loin nos investigations la concernant. On lui attribua donc le prénom de Marie et le nom de Grilin qui s’est trouvé transformé en Guilin sur le carnet de nourrice.[9]

Quelques jours après son exposition Marie fut envoyée en nourrice, les enfants exposés devant passer le moins de temps possible à la crèche de l’hôpital, si leur état de santé le permettait.

Le carnet de nourrice : un document administratif et comptable.

Le document, signé par Charles Fiacre Dumain, l’économe de l’hôpital général et Jean-Nicolas Chamarande, commis aux entrées, et dont on retrouve aussi les noms sur le procès-verbal d’exposition de Marie, nous renseigne sur différents aspects de la mise en nourrice : nom de la gardienne, marque d’identification, vêture, paiement du salaire.

Le 8 juillet 1820, Marie fut confiée à Marguerite Aubry, femme de Pierre Semel, voiturier à Lailly. Sur le document, on lit qu’elle porte le collier n° 2492. En effet, un des premiers actes administratifs consistait à mettre aux enfants un collier d’identification. Ces dispositifs portés jusqu’à l’âge de 12 ans par les enfants abandonnés changèrent dans les années qui suivirent. En 1838, la boucle d’oreille fut substituée au collier, elle fut utilisée jusqu’en 1849 ; pour le bien des enfants, elle fut remplacée par un collier et une médaille sur le modèle des hôpitaux de Paris.[10]

Marie fut confiée à sa nourrice avec un trousseau réglementaire de 28 pièces, comprenant à la fois des vêtements pour l’enfant et des éléments de literie : couverture et ballière (paillasse remplie de balles d’avoine).

En 1834, le trousseau était identique et coûtait 18,65 francs,[11] il évoluait avec l’âge de l’enfant. A partir de 6 mois, une robe était ajoutée.[12] Effectivement, nous lisons sur le document la mention « donné la robe ». Le 22 septembre 1821, la nourrice rendit le trousseau sans doute du fait du départ de Marie. [13]

Le carnet de nourrice un document comptable.

La principale fonction du carnet de nourrice était de garder la trace des paiements effectués pour la garde des enfants. On peut constater que pour le premier trimestre Marguerite Aubry toucha la somme de 28 francs et treize centimes pour deux mois et 28 jours de garde. A cette époque, la rétribution mensuelle s’élevait à 10 francs. Le paiement se faisait chez le percepteur de la commune sur présentation d’un certificat de vie de l’enfant établi par le maire. La rétribution varia plusieurs fois au cours de notre période d’étude. Sans entrer dans les détails, elle était pour un enfant de la naissance à trois ans de 9 francs par mois en 1807. Venait s’y ajouter une indemnité de 6 francs par trimestre jusqu’à neuf mois.[14] En 1837, le préfet du Loiret publia un nouveau tarif, la rétribution pour un enfant entre le premier mois et deux ans passa à 7 francs par mois.[15] Cette nouvelle rétribution fut mal acceptée par de nombreuses nourrices qui ramenèrent les enfants à l’hôpital [16] causant un encombrement de la crèche problématique. [17]

Un carnet de nourrice de 1849.

A une date inconnue, le carnet de nourrice fut imprimé et devint un véritable document administratif et comptable fixant les rapports entre l’hôpital et les gardiennes. Nous présentons succinctement celui de Pauline Paillard. La première page, reproduite ci-dessous, indiquait l’identité de l’enfant.


[1] A.M.O. Registre d’état civil des naissances, 1820, n° 819.

[2] 6 % des 3 854 enfants exposés au tour entre 1794 et 1820 le furent dans cette fourchette horaire.

[3] 83 % des enfants exposés entre 1794 et 1830 avaient moins d’un mois.

[4] A.M.O. Op. cit.

[5] « Vêtement généralement muni d’une capuche, à l’usage des enfants » ou « Collet de laine, de dentelle ou d’autre matière, porté par les femmes, ne couvrant que les épaules et la poitrine. » d’après Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNTRL)  https://www.cnrtl.fr/definition/p%C3%A8lerine/1

[6] Entre 1794 et 1856, les marques sont présentes dans 19,1 % des cas.

[7] En 1820, 43,5 % des enfants étaient munis d’un billet.

[8] Le prénom choisi ou souhaité (en cas d’absence de baptême) et la situation de l’enfant par rapport à ce sacrement sont les deux renseignements qui figurent le plus souvent sur les billets.

[9] Ce genre de modification à la suite de recopies plus ou moins bien écrites n’était pas rare.

[10] A.D 45, 2L26.  Registre des délibérations de la commission administrative de l’hôpital général d’Orléans 10/1/1849.

[11] A.D 45, 2 L 8 Registre correspondance active de l’hôpital général d’Orléans, 1834.

[12] D’une valeur de 4,50 francs en 1834.

[13] En fait, le retour du trousseau se fit en 2 fois du fait de l’oubli de la ballière par la nourrice.

[14] A.D 45. 1 L 6 Délibération de la commission administrative de l’hôpital général d’Orléans, 28/1/1807. Ce tarif était en vigueur depuis le 5 floréal an 5 (…) et s’appuyait sur l’arrêté du Directoire du 27 frimaire an 5. (17/12/1896).

[15] A.D 45. 1 L 23. Délibération de la commission administrative de l’hôpital général d’Orléans, 24/10/1837. Arrêté du préfet du Loiret, 28/8/1837. Il exista au moins un autre tarif entre 1807 et 1837, mais nous n’en avons pas retrouvé la trace.

[16] A.D.45. 2 L 9. Registre de correspondance active de l’hôpital général d’Orléans. 21/7/1838.

[17] Il n’entre pas dans notre propos d’étudier ce conflit, les relations entre les nourrices et l’hôpital ne furent pas toujours simples.

A.M.O. 3Q5, livret d’enfant en nourrice – 1849

Les deux pages suivantes servaient à enregistrer d’éventuels changements de nourrice ainsi qu’un possible décès. Venaient ensuite les règles concernant la boucle d’oreille et un procès-verbal en cas de détachement de cette dernière. Les pages 4 et 5 portaient sur les obligations des nourrices envers les enfants et l’administration, la sixième sur celles de l’administration envers les nourrices. On trouvait ensuite la composition de la layette et des différentes vêtures fournies en fonction de l’âge. Les six dernières pages servaient à noter les paiements effectués par le percepteur. Les certificats de décès et de détachement de la boucle d’oreille devaient être signés par le maire.

Le carnet de 1862 dont nous reproduisons la couverture était sur le même modèle, les deux pages concernant la boucle d’oreille étant remplacées par celles sur le collier.

A.M.O. 3Q5, livret d’enfant en nourrice – 1862

Marie Guilin :  un exemple du triste sort des enfants exposés.

En 1821, à une date qui nous est inconnue, aux alentours du 22 septembre, Marie retourna à la crèche, peut-être pour cause de maladie. Elle y  décéda le 29 septembre à l’âge d’un an et demi. [1] Nos recherches nous ont permis d’établir que sur les 283 enfants exposés comme elle en 1820, 50 moururent à l’hôpital soit 17,6 %, certains seulement quelques jours après leur admission. Nous ignorons combien décédèrent en nourrice, mais nous savons que la mortalité y était très élevée. En effet, d’après un registre de placement se trouvant aux archives départementales du Loiret [2], nous avons pu calculer qu’au moins 62 % des enfants périrent chez leur gardienne entre le 1er prairial an 7 (20/5/1799) et le 2 octobre 1813. Marie n’échappa pas à ce qui fut en général la triste destinée de ces milliers d’enfants trouvés dans le tour de l’hôpital d’Orléans[3], mourir à l’hôpital ou en nourrice.

Nathalie DEJOUY, Jean-François LUCE.

(c) ND/JFL/APHO/7 décembre 2023

D’autres contributions à l’histoire des enfants trouvés et abandonnés de l’hôpital d’Orléans sont mises en ligne sur le blog de Nathalie DEJOUY à l’adresse suivante : http://etudehistenfance.canalblog.com/

[18] A.M.O. Registre d’état civil des décès, 1821 n° 910.

[19] A.D 45, 1 Q 810. Crèche des hospices- enfants placés en nourrices : enregistrement (an 7-1813).

[20] Entre l’an 3 (1794) et 1856, dernière année complète avant la fermeture du tour, 13 312 enfants y furent déposés.


Nous remercions Patricia OLLIVIER, Responsable Cellule gestion comptable et budgétaire, à la Direction des Achats , de la Logistique et du Patrimoine qui nous a permis de sauvegarder ce carnet de nourrice riche d’enseignement. Ce dernier a rejoint les collections au Conservatoire du Centre hospitalier régional d’Orléans. Vous pouvez réagir, nous questionner ou commenter cet article à: aapho45@gmail.com